Les chanoines séculiers sont devenus aujourd’hui une « espèce ecclésiastique » rare. Depuis longtemps, la plupart d’entre nous les avons connus seulement sous la forme des chanoines des cathédrales, souvent vénérables par leurs mérites et leur âge, mais dont le nombre diminue : dans beaucoup de cathédrales, des puissants chapitres de chanoines de jadis ne restent que les stalles solennelles et vides. Pourtant, dans l’histoire de l’Église, la réalité des chanoines ne se réduisait point à cette seule forme de vie canoniale. Tout au contraire, une grande variété de recherches récentes révèle un monde de chanoines très diversifié, flexible et adaptable aux circonstances historiques, matérielles et pastorales de l’Église. La culture catholique, comme nous la connaissons encore à présent, ne serait concevable sans la contribution importante des diverses formes de la vie canoniale pendant de nombreux siècles.
Une vie de communauté
Toute forme de vie commune dans l’Église se réfère à la vie de Notre Seigneur avec ses disciples. Sans exagérer le parallèle, on reconnaît déjà des traits essentiels de la vie canoniale dans la communauté du collège des Douze avec leur Maître, notamment dans la prière et la table commune, ainsi que dans une certaine communauté des biens. Cette vie a trouvé un écho dans la vie apostolique des Apôtres et des premiers chrétiens qui, pour le développement de la vie religieuse puis canoniale, est restée toujours un idéal, avec des interprétations variées. Les premières communautés sacerdotales séculières, désirant suivre cette vie apostolique, sont apparues aux IVe et Ve siècles, souvent autour des évêques et de leurs cathédrales, la plus fameuse autour de Saint Augustin. Le nom de canonicus, c’est-à-dire chanoine, ne se trouve toutefois pas avant le VIe siècle.
Une liturgie solennelle pour la gloire de Dieu
Ooscillant entre vie religieuse et vie séculière, ces groupes s’établirent peu à peu dans les villes, favorisés par de grands personnages comme Saint Boniface ou Saint Chrodegang de Metz qui, vers la fin du VIIIe siècle, a écrit une règle pour les chanoines de son diocèse. Finalement, en 816, le Concile d’Aix-la-Chapelle, présidé par Louis le Pieux, fils de Charlemagne, a voulu régler les milieux canoniaux déjà existants, en établissant un ordo canonicorum, l’ordre des chanoines, qui, au sein du clergé séculier, était censé être l’équivalent de l’ordo monachorum des religieux. Parmi les différences majeures entre ces deux manières de vivre, on peut alors identifier, chez les chanoines, une liturgie solennelle, avec une propension au soin des âmes, ainsi qu’une règle moins stricte sans vœux et surtout sans obligation de pauvreté religieuse. Dorénavant, le caractère des chanoines est nettement séculier, mais le culte pour la gloire de Dieu demeure au centre de leur vie située au milieu du monde.
Lors de la réforme dite grégorienne, la vie canoniale a connu aussi un développement ultérieur qui, à partir de nouvelles racines développées aux XIe et XIIe siècles, a abouti à l’existence d’une autre forme de la vie canoniale, comprenant cette fois des vœux solennels, incluant la pauvreté personnelle et une règle de vie plus stricte. Ces « chanoines réguliers » se réfèrent à la « Règle de saint Augustin », et se regroupent en diverses familles, dont certaines subsistent encore aujourd’hui. Ils vivent normalement dans des abbayes sous l’autorité d’un supérieur et constituent des communautés sacerdotales. Comme les chanoines séculiers, ils soignent la liturgie solennelle, avec une connotation pastorale, et se dépensent au soin des âmes, ce qui les distingue des moines contemplatifs.
Les chanoines séculiers se sont développés aussi de leur côté, surtout à l’aide du système des bénéfices, qui s’est répandu dans toute l’Église à la même époque, et qui a permis de maintenir le clergé séculier. Les chapitres des cathédrales commencèrent à posséder leurs propres biens, chaque chanoine jouissant d’un bénéfice qui permettait sa subsistance. À côté, des églises dites collégiales, munies de bénéfices individuels ou communs, ont été progressivement fondées par de puissants bienfaiteurs. Elles disposaient de leurs propres chapitres de chanoines, qui solennisaient la liturgie pour le peuple, dirigeaient des écoles ou s’occupaient d’autres tâches pastorales ou culturelles. Ainsi, la plupart des villes possédaient des chapitres de chanoines qui contribuaient fortement au développement de la culture catholique en divers domaines. Jusqu’au XVIe siècle, on trouvait encore des traces de vie commune – surtout la table commune – mais la plupart des chanoines vivaient dans leur propre maison, et la seule activité commune fut la liturgie, à laquelle ils restèrent fidèles, même aux époques de décadence, en s’aidant parfois de vicaires qui les remplaçaient pour le service du chœur. Une grande partie des villes de France ont été fortement influencées par ces chanoines quant à leur vie religieuse, intellectuelle et artistique.
Évidemment, la vie canoniale séculière, comme du reste celle des moines et des réguliers, a connu des hauts et des bas tout au long de l’histoire. Il y a eu en outre de nombreuses réformes touchant les chapitres : un bon nombre d’entre eux ont été régularisés avant de retourner à la forme séculière, d’autres ont été supprimés par manque de biens ou n’ont pas survécu aux péripéties des temps. Les tentatives de réforme de la vie canoniale ont vu notamment naître, au XVe siècle, des communautés qui voulaient faire revivre la vie communautaire des séculiers. Les Chanoines de Saint Georges in Alga à Venise, dont était issu Saint Laurent Justinien, premier Patriarche de la ville, se sont placés sous l’autorité d’un seul supérieur, et possédaient, en usage commun, les bénéfices de leurs églises. Ils ont influencé d’autres congrégations centralisées de chanoines séculiers, dont la dernière fut abolie en 1835, à la suite de la sécularisation des biens ecclésiastiques au Portugal.
Un statut flexible
Ce petit tour d’horizon historique, tout en restant très général, montre que la vie canoniale était en effet très flexible. Les deux grandes formes des chanoines séculiers et réguliers se sont divisées chacune en différentes familles avec des caractéristiques particulières. Du côté des chanoines séculiers, nous trouvons les chanoines de cathédrales ou de collégiales, mais aussi de congrégations, tous étant destinés à soigner la liturgie solennelle, afin de créer un pont surnaturel entre Dieu et le peuple chrétien dans le monde. C’est dans cette tradition que le Saint-Siège a voulu intégrer l’Institut du Christ Roi Souverain Prêtre en lui conférant, en la fête du Saint Rosaire 2008, le statut de « Société apostolique en forme canoniale ». Cette vie ad instar canonicorum, c’est-à-dire équivalente à celle des chanoines de l’histoire de l’Église, a été confirmée d’une manière définitive, avec le titre de chanoine, le 29 janvier 2016, dans la 25e année d’existence de cette communauté canoniale. Par cette reconnaissance, l’Église montre que son histoire reste toujours vivante et que la réalité canoniale, tout entière au service de la liturgie pour montrer la gloire de Dieu au monde, est adaptée pour connaître une véritable renaissance dans le monde actuel.